Difficile de situer historiquement l’autogestion car « il faut distinguer le mot et la chose » pour paraphraser Molière. On retrouve l’idée sans le mot et des tentatives d’expérimentation dans les siècles passés autour des sociétés utopiques, du socialisme utopique, de Fourrier, de Proudhon ou de réalisations utopiques comme Arc et Senans. Mais aussi au début du XXe siècle en 1907 avec la charte d’Amiens »… Plus tard lors du Frente Popular et de la guerre civile en Espagne. Mais je m’en tiens à la CFDT … je laisse le reste aux historiens.
A la Libération la CFTC se trouve confrontée à trois grands problèmes et elle se divise en deux courants, deux tendances pourrait-on dire si l’on prend du recul par rapport à notre organisation :
- La question de l’unité.
La CGT a refait son unité en 1943. Cette unité va exploser en 1947 et Force Ouvrière se créer en 1948. Le mythe de la grande unité est très fort… Certes il y a la CGC, une organisation gaulliste qui se créée … mais pourquoi la CFTC à côté d’une grande CGT qui regroupe tout le monde ? Un seul leader de la gauche CFTC va demander l’unité, c’est un camarade de la région, le savoyard SAVOUILLAN qui fut aussi un grand résistant. Mais la question demeure « pourquoi la CFTC » ? c’est déjà l’identité de l’organisation qui est posée … Je n’en ai pas l’air … mais je ne m’écarte pas du sujet traité vous verrez.
- Faut-il garder la référence confessionnelle ?
- « Oui » disent les militants et dirigeants CFTC « car c’est là notre identité, notre raison d’être face à la CGT réunifiée. Notre doctrine c’est la morale sociale chrétienne … Dans la CGT il y a des communistes, des francs-maçons, des anars, il n’y a pas de place pour nous ».
- « Non » disent ceux de la minorité. » Notre identité n’est pas là … Elle n’est plus là. Nous voulons une référence et une doctrine laïques ».
Et très tôt les dirigeants de la minorité, comme Paul Vignaux mais aussi Hennebicq, Detraz, Gonin, Declerc, Mathevet et bien d’autres vont dessiner leur conception d’un syndicalisme CFDT en récusant le caractère confessionnel de l’organisation. Et cette
conception porte en germe l’idée d’autogestion.
- Enfin, 3e sujet de débats, la majorité CFTC très liée au MRP (le 3e grand parti en 1945) et « la minorité » Reconstruction s’opposent sur la question des relations syndicats/partis. Dès 1947 les désillusions de la Libération apparaissent et le MRP, parti de la Résistance, crée la déception.
Les uns pensent qu’il faut opposer un bloc MRP/CFTC au bloc PC/CGT car le PC prend le contrôle de la CGT réunifiée. Les autres, ceux de la minorité considèrent qu’il faut opposer l’indépendance syndicale à la vision léniniste des rapports syndicats/partis. Par ailleurs, ils redoutent l’idée d’une « démocratie chrétienne » comme elle existe en Italie ou en Belgique. Ils veulent un syndicalisme laïque, indépendant et se prononcent très vite pour un « socialisme démocratique ».
N’oublions pas toutefois que la CFTC dans son ensemble s’est proclamée anticapitaliste. Cela parait étonnant aujourd’hui. Les deux courants, à leur façon, veulent changer la société. En 1945, le MRP parle de faire la révolution par la loi, mais la majorité confédérale ne veut pas entendre parler de socialisme. Elle veut rester « confessionnelle » et se référer à la morale sociale chrétienne.
Face à la majorité CFTC et face au bloc communiste la minorité parle de socialisme démocratique et insiste sur le rôle des travailleurs. Elle pose clairement la question du pouvoir sans que le terme d’autogestion soit prononcé. Mais cette réflexion constitue le creuset d’où la CFDT, beaucoup plus tard, va produire le concept d’autogestion.
Avant de citer des débats caractéristiques je voudrais insister sur le continuum de la réflexion, sur le processus historique. Dans l’espace Marc Bloch où se tient le colloque… il n’est pas inutile de rappeler qu’aucune action, aucune analyse ne peuvent être pertinentes si l’on n’intègre pas les ingrédients de l’histoire.
Il y aura un après qui perdure encore aujourd’hui et il y avait déjà en 1945 un avant :
En effet :
- « La mino » s’inscrit dans l’histoire du mouvement ouvrier en particulier dans celle du syndicalisme libertaire.
- Ensuite Paul Vignaux va être le médiateur entre la pensée socialiste anglo saxonne - celle de la Fabian Société et le syndicalisme français. Il sera – dixit Edmond Maire - l’instituteur de la pensée CFDT
- Enfin, la minorité CFTC est fortement marquée par la pensée d’Emmanuel Mounier, le père du personnalisme chrétien … mais aussi, de façon plus diffuse par celle de Marc Sanguier, un chrétien républicain qui posait déjà en 1914 la question de la démocratie dans l’entreprise.
- Donc la référence spécifique à l’autogestion s’inscrit dans une période relativement courte, mais ça vient de loin et, j’essayerai de vous en convaincre, ça dure encore par-delà les différents courants de pensée coexistant ou séparés ! L’autogestion va devenir le ciment culturel de l’organisation et d’un courant de pensée.
Voici, à mes yeux, quelques faits significatifs :
- En 1956, je participe à mon premier congrès, celui de l’UD CFTC de la Loire à Veauche. Face à une opposition représentant la ligne confédérale, André Garnier, plus tard dirigeant de l’UGS et du PSU, présente un rapport sur « le socialisme démocratique » qui sera largement adopté. La Loire est l’enfant terrible du Comité Régional CFTC … mais elle a le soutien de l’Isère, de la Savoie, du SGEN, de la chimie, du bâtiment et des métaux.
Le rapport sur le socialisme démocratique met en relief certains axes :
- La planification de la production en fonction des besoins avec le contrôle des Investissements : bataille de pouvoir, conquête du pouvoir.
- La participation concrète de chaque travailleur aux décisions (entreprises sous contrôle ouvrier) : bataille de pouvoir encore plus précise, c’est tout à fait, ce pourrait être, une définition de l’autogestion.
Par ailleurs,
- La répartition des revenus
- La démocratie politique : « libertés politiques, intellectuelles et spirituelles »
Très clairement
- La double alternative K modèle soviétique
- L’idée – sans le terme – d’autogestion
- En 1956, participation de PH à un Comité National CFTC de la Banque. Mon collègue me fait inscrire dans le débat. J’interviens sur les jeunes, la déconfessionnalisation, et le socialisme démocratique. Malgré les divergences et la pauvreté de mon intervention/slogan … Je fais un tabac. J’avais 19 ans. Ceci explique cela et l’indulgence des opposants à Reconstruction.
- En 1956, c’est une année charnière …
- La guerre d’Algérie entre dans sa 3e année et se place au centre des débats CFTC
- Guy Mollet rappelle les conscrits au grand « dam » de Reconstruction … c’est la grande trahison ?
- Un petit parti se crée. C’est le précurseur du PSU créé en 1960. Il s’appelle l’UGS. Date de naissance le 8 décembre 1957 … Certains cadres et militants CFTC vont s’y investir … Une sorte de « symbiose » entre mino CFTC et UGS/PSU se met en place. Je serai dans cette mouvance en restant à plein temps militant dans le champ syndical.
A Saint-Etienne le couple donnera naissance au « Centre d’Etudes Sociales » en 1961. Cet enfant naturel sera un creuset de réflexions et d’échanges : sera-t-il un outil de coordination, voire de subordination du syndicat au politique ? Je laisse la question ouverte …
- Dans les années 1956/1957, la CFTC de la Loire débattra de questions syndicales (ex : l’accord CAFL/style accord Renault) de la transformation de la CFTC en organisation laïque, de la guerre d’Algérie, du socialisme démocratique, de la nécessité d’un renouvellement politique …
- Au début des années 1960, à la recherche d’un « modèle de socialisme » l’UD CFTC lance des journées de réflexion sur les modèles nationaux : la Yougoslavie, le régime soviétique, le socialisme nordique … Sur le sujet, un intervenant peu connu, créateur d’un club intitulé « citoyens 60 » : je suis chargé de récupérer cet intervenant à la gare sur mon scooter … Je dois le conduire à la messe au passage. Cet inconnu, c’est Jacques Delors que je vais balader sur mon scooter !... Je le reverrai au « Louvre » en 1982 car c’est encore là que siège le Ministre des Finances !
La Yougo
Le mot d’autogestion va s’imposer dans les années 1960 par référence au modèle yougoslave, avec l’existence des conseils ouvriers. Mais toujours avec le souci de savoir « qu’est ce qu’il y a derrière l’étiquette ».
André Garnier, en 1955/1956, fera le voyage avec Pierre Peltier, un métallo stéphanois.
En 1961, avec Michel Rachet et des copines de Firminy nous allons en vacances … en Yougo avec l’espoir d’apprendre quelque chose.
Ensuite, Etienne Chovet fera chaque année au pays de Tito une sorte de voyage d’étude et de pèlerinage …
En 1965/1966/1967, les fédés chimie et Hacuitex, l’UD de la Loire vont se prononcer pour l’autogestion et faire référence à la Yougoslavie. A partir de cette époque des échanges sont organisés avec la C.S.Y … Ils vont durer jusqu’à l’explosion de la fédé Yougoslave. Plus tard, beaucoup plus tard Edmond Maire ira aux funérailles de Tito.
Cette quête s’explique par la nécessité de donner à voir du concret pour illustrer notre modèle, puis différencier notre socialisme du socialisme bureaucratique !
Mai 1968
C’est donc tout naturellement que l’UD CFDT – depuis 1964 c’est la CFDT – va organiser début mai 1968, avant le démarrage du mouvement de mai 68, un colloque national avec le PSU et le Centre d’Etudes Socialistes (CES). Etienne Chovet en sera la cheville ouvrière … Date : 4 et 5 mai 68. C’est IN-CROY-ABLE !
Et puis le 13 mai 68 … l’utopie prend des allures de réalité et de trouver des ailes pour s’envoler. Et c’est toute la CFDT qui va placer l’autogestion dans le cœur du mouvement.
Curieusement les signes annonciateurs de mai 68 avaient été peu perçus par le national, sauf par Fredo Krumnov qui n’était pas encore confédéral.
Je me souviens d’une réunion publique à Saint-Etienne c’était pendant l’hiver 1968, Marc Bourchardeau (PSU) le secrétaire du CES tentait de lancer Marcel Gonin sur le sujet en mettant en exergue les grèves en Italie … Mais Marcel était branché sur son sujet de prédilection à l’époque : le contre plan, la stratégie commune partis syndicats. Cela dit, Marcel était au colloque stéphanois des 4 et 5 mai 1968, il va se faire l’interprète u Mouvement de Mai et le porteur du socialisme autogestionnaire. Il n’en déviera jamais.
Les grèves de Rhodia : nous, les petits régionaux, sentions qu’il se passait quelque chose … ça sentait la poudre … la radicalisation s’accompagnait d’une parole non bureaucratique et d’une critique radicale des syndicats (la CGT surtout) par des syndicalistes … de la CGT. Mais ces aspects échappaient à l’analyse confédérale qui par contre fut prompte à comprendre la signification de Mai 68 et à trouver l’expression juste. Merci Albert, Jeannette, Frédo et les autres !
L’autogestion dans les luttes
Je n’en parle pas ici car ce sera l’objet de votre projet de rencontre. Je dirai seulement que l’autogestion va servir de référence, de modèle et, de mètre étalon pour conduire, analyser, évaluer les luttes sociales. C’est la période anarcho-syndicaliste de la CFDT, de Rhône Alpes en particulier : 1968/1974, cette période va durer 6 ans au moins.
C’est une période de luttes, de conflits sociaux exemplaires moins connus partout la CFDT va mettre en avant des revendications et des formes d’action inspirées de l’autogestion. Je vais être personnellement très impliqué dans cette période comme permanent d’UD. C’est là mon meilleur souvenir de permanent CFDT.
IIe partie : Quelques réflexions sur l’AUTOGESTION CFDT
Dans cette IIe partie je voudrais livrer quelques réflexions pour tenter de percevoir ou faire percevoir
- La diversité des approches
- Les ambiguïtés et la force du concept
- Le rôle central de l’autogestion dans l’identité fédératrice CFDT
A - Pour les militants de la CFDT, le concept d’autogestion recouvre trois significations :
- Une conception syndicale d’action directe que l’on retrouve dans la gestion des luttes : l’autogestion porte à la fois sur le contenu des luttes et sur les formes d’action. C’est beaucoup moins « on produit, on vend, on se paye » que la lutte elle-même, considérée comme un outil de transformation du rapport avec le travail et du contenu du travail mais plus encore un outil de transformation du rapport entre l’organisation et le salarié et de l’émergence du salarié comme acteur. Autrement dit l’autogestion constitue, dans ce schéma de pensée, une voie directe d’émancipation. Charles Piaget déclarait récemment : « ce que les travailleurs ont autogéré ce sont leur propre lutte ». Albert Detraz me rappelait la fameuse formule « on s’est emparé de la parole en 1968 comme on s’est emparé de la Bastille en 1789 ». Cette liberté de la parole n’est pas un vain bavardage mais l’illustration de la « praxis » qui permet de déterminer les moyens d’action appropriés en vue de résultats précis.
- Une conception politique large, le socialisme autogestionnaire constitue une double alternative au K et au socialisme réel de l’URSS et des pays de l’Est. Dans cette vision, l’autogestion s’exerce dans l’entreprise (c’est la gestion de l’entreprise par les travailleurs), mais aussi dans l’économie à travers une planification à base d’autogestion et dans toute la société. Le concept permet de différencier et de qualifier ou de renommer notre socialisme. A l’origine, l’UD de la Loire, Hacuitex et la FUC se situent dans ce créneau. Les difficultés de définir une transition vont susciter des clivages.
La vision politique justifiera beaucoup plus tard un engagement dans le champ politique, dans le PSU, puis dans les Assises du socialisme …le concept d’autogestion devient la marque d’un courant, puis d’un groupe politique. Du point de vue syndical Il y a eu là une erreur et une dérive qui a coûté chère à la CFDT. Ce fût une bombe à retardement qui a explosé en 1982/1983 : au moins 40% de pertes d’adhérents. J’ai ma part de responsabilité. Toute ma part, mais seulement ma part ! Mais le plus curieux c’est que la CFDT s’est lancée dans cette politisation en 1981 après avoir choisi la voie de la resyndicalisation en 1978 ! la chronologie est bien étrange. Et là en 1981, j’ai défendu l’indépendance de la CFDT … On devrait en trouver des traces dans les archives.
- Enfin l’autogestion constitue une démarche, une conception de la démocratie et tout particulièrement de la démocratie syndicale, de la démocratie dans la CFDT
Dans son congrès de 1970, la CFDT tentera une synthèse de sa vision du socialisme autogestionnaire alternatif au capitalisme et au socialisme totalitaire.
Le paradoxe c’est que la réforme des statuts adoptée à ce congrès, fortement contestée alors, et dûment amendée, apparait comme une adaptation moderne du « centralisme démocratique » … La confédération CFDT devient la confédération syndicale la plus centraliste, avec les inconvénients et les avantages de l’homogénéité. C’est un phénomène bien étrange … Mais nos partenaires et nos interlocuteurs, chercheurs ou journalistes, ont beaucoup de mal à comprendre la logique des statuts.
B - Enfin nous ne pouvons ignorer certaines ambigüités idéologiques dont certains courants de pensées ont tenté de se nourrir ou de se vêtir…
L’autogestion est-elle libertaire ? Libérale ? Libérale-libertaire ?
C’est selon et c’est une vrai question. Mais pour la grande majorité des militants de la CFDT et du PSU l’autogestion ne peut-être le cheval de Troyes du libéralisme économique car elle est inséparable de la lutte contre les inégalités. Pour moi, pour nous, elle est d’essence « libertaire » et c’est un héritage, mal défini, que nous assumons et qui a laissé son empreinte sur notre culture militante. Mais au moment où le socialiste MACRON déclare que le libéralisme est de gauche, il est nécessaire de clarifier les concepts.
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Pour conclure, je m’efface derrière Franck Georgi, l’historien de la CFDT. Je cite quelques extraits de sa conclusion :
« Les traces laissées par la CFDT autogestionnaire dans l’image que les cédétistes d’aujourd’hui nous donnent à voir…, me semblent,…, assez nettement repérables. ..., il demeure de cette période des éléments, des valeurs, des représentations, des pratiques, qui,…, dessinent une culture syndicale largement partagée, voire « hégémonique », une identité originale, portée par les militants, mais largement...intériorisée…par…les…adhérents.». Et il chute sur cette phrase : « les Syndicalistes de la CFDT d’aujourd’hui, plus que des sociaux-démocrates, plus que des sociaux-libéraux, ne seraient-ils pas, d’une certaine manière, des orphelins de l’autogestion, ……, des autogestionnaires sans autogestion ? »
Certains disent que cette culture identitaire vit toujours y compris chez les syndicalistes qui ont quitté la CFDT.
Pierre Héritier, employé à la Société lyonnaise de banque à l'origine, était permanent de l'Union départementale CFDT de la Loire en 1968, secrétaire général de l’URI-CFDT Rhône-Alpes (1973-1982) et membre du bureau national confédéral puis de la commission exécutive de la CFDT (1973-1988).
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